La nécessité de la complexité face au risque d’eugénisme
Par Didier Le Mabic, Psychologue Clinicien PhD
En France, 15 % des enfants ont un trouble du neurodéveloppement. Un chiffre en constante hausse depuis plusieurs années. Pour en comprendre l'origine, la cohorte Marianne, d'une ampleur inégalée, va enquêter auprès de 1 700 familles durant 10 ans.
Décrit comme ambitieux, « de très haut niveau », « interdisciplinaire » et « prospectif », par la doyenne de la faculté de médecine de Montpellier, Isabelle Lafont, ce projet va réunir plusieurs acteurs du monde médical, scientifique, associatif et des familles de patients. Cette cohorte va suivre 1 700 femmes enceintes et leurs familles, de la grossesse, en passant par l'accouchement jusqu'aux six ans de l'enfant.
« Le programme Marianne nous permettra d'agréger une base de données de références pour étudier les déterminants des TND (troubles neurodéveloppementaux), et notamment l'influence de l'exposome (les atteintes environnementales à la santé humaine, ndlr) », affirme Amaria Baghdadli, pédopsychiatre au CHU de Montpellier, responsable du centre d’excellence sur l’autisme et les TND, et de cette cohorte.
L’objectif est de retrouver des marqueurs biologiques et des déterminismes génétiques des troubles du neurodéveloppement, avec une prévalence en hausse constante dans les pays occidentaux. « Les progrès du dépistage n’expliquent qu’en partie cette hausse. Des facteurs environnementaux – alimentation, mode de vie, pollution, médicaments… – pourraient contribuer à l’augmentation de la prévalence de ces troubles », indiquait début avril 2023 la déléguée interministérielle à l’Autisme, Claire Compagnon, devant l’Académie de médecine.
Le ministère de l’enseignement et de la recherche avait mis en évidence le 2 avril pour la journée mondiale de sensibilisation à l’autisme ce projet de recherche « pour mieux comprendre et combattre l’autisme ». L’autisme est donc considéré comme une maladie à combattre ? A éradiquer ? Et à détecter précocement, in utéro, afin de mieux la faire disparaître ?
Quels seraient les bénéfices de cette cohorte dans le traitement et l’inclusion du Trouble du Spectre Autistique ? Quels seraient les risques d’une telle base de données biologiques ? Est-ce pertinent de rechercher des marqueurs biologiques pour retrouver d’éventuelles causes à ces troubles qui ne représentent pas un spectre pathologique ? Ces TND ne sont-ils finalement que des conséquences de génomes défaillants, à la suite d’expositions à la pollution ?
Est-ce que la découverte de ces marqueurs essentiellement biologiques apportera de l’autonomie, une déstigmatisation sociale, des traitements efficaces et favorisera l’inclusion scolaire des TND ?
On peut déjà imaginer le soulagement de nombreuses familles, en nette augmentation, de savoir enfin que le trouble neurodéveloppemental diagnostiqué pour leurs enfants, devenus handicapés, avait une origine biologique.
Il est pourtant admis que ces troubles ont une origine plurifactorielle et qu’il ne s’agit pas de maladies. Alors pourquoi se concentrer uniquement sur d’éventuels marqueurs biologiques ? Et rechercher chez des femmes enceintes des marqueurs génétiques ? Avec quels objectifs ?
« Maîtriser » l’hétérogénéité des formes de l’autisme demeure comme un objectif vain si seulement la biologie et les approches causalistes restent les seules explications. Ces troubles ont des origines multifactorielles mais seuls les raisonnements basés sur des sciences « dures » orientent les recherches.
On entend par sciences dures les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, par extension la génétique, les sciences régies par des liens causalistes strictes, avec une faculté à prédire un résultat déterminé à partir de facteurs initiaux fixes, invariables et généralisables. Les sciences molles, en revanche, proposent des hypothèses explicatives de phénomènes complexes décrits par des systèmes ouverts sur le réel, capables de s'adapter aux évolutions des contextes et des environnements. On peut citer les sciences humaines comme la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, l’économie, la météorologie, tous régis par des systèmes dynamiques non linéaires où la difficulté à prédire est la principale différence avec les sciences dites dures.
Le déterminisme est un des plus grands fantasmes scientifiques ; explicité d’abord par Galilée puis Newton (Principes mathématiques de philosophie naturelle, 1687) : Si je sais où se trouve un objet maintenant, je suis en principe capable de savoir où il sera dans une heure, si je connais les forces auxquelles il est soumis. Prévoir le futur à partir du présent dans des liens causalistes…Une seule formule qui contiendrait le monde entier, le grand rêve newtonien.
Mais ce déterminisme fut remis en cause avec le début de la théorie du chaos : l’impossibilité pratique de comprendre le futur en fonction du passé (Henri Poincaré, Science et méthode, le Hasard, 1908). Puis, Lorenz, un mathématicien enrôlé dans un service de météorologie pendant la seconde guerre mondiale, étudia ces systèmes dynamiques non linéaires en évoquant le fameux « effet papillon » dans une conférence en 1972 (139th annual meeting of the American Association for the advancement of science, 29/12/1972). Une toute petite perturbation peut engendrer des modifications gigantesques dans le futur. Des conditions initiales très proches peuvent donner des trajectoires futures très différentes. Sa pensée a permis de réviser la façon d’exprimer le futur, plus aléatoire et moins déterminé. Ce futur serait plus dépendant des « attracteurs étranges » qui font dévier les trajectoires linéaires, que des conditions initiales. Les trajectoires du système dynamique ont leur individualité propre, elles suivent chacun leur chemin. Cette théorie redonne du sens à la liberté individuelle d’exister quelles que soient les conditions initiales. (Etienne Ghys, « la théorie du chaos », 2023).
Par analogie, on peut observer que les trajectoires humaines sont influencées par cette loi mathématique issue de la théorie du chaos. Ces trajectoires de vie, ces existences dépendent des conditions initiales (génétiques, origines sociales, géographiques, culturelles…) mais surtout des évènements de vie que rencontrent chaque individu (les attracteurs étranges … de vie !), ce qui annihile toute possibilité de réductionnisme déterministe.
C’est le constructivisme qui vient rajouter cette dimension épistémologique non linéaire aux sciences humaines. Chacun construit sa propre expérience de vie dans son rapport au réel. L’individu dans sa personnalité complexe, influencé par de multiples variables agissant à différents niveaux est en interaction avec d’autres systèmes complexes individuels, vers des trajectoires non linéaires complexes et indéterminées.
La génétique ne peut pas suffire pour prédire quoique que ce soit, c’est une tentative vaine et dangereuse si reprise par des régimes moins démocratiques…c’est le risque d’eugénisme.
Une base de données aussi vaste que la cohorte Marianne pourrait induire une classification à partir de données génétiques et biologiques de « lignées moins performantes », avec le risque de déterminer précocement le statut d’handicapé inadapté. Qu’apporterait cliniquement et thérapeutiquement la connaissance de marqueurs biologiques spécifiques du TSA ou du TND ? Une prise en charge pluridisciplinaire et psychothérapeutique ou la prescription de médicaments supplémentaire ? Ne vaut-il pas mieux concentrer les budgets de la recherche sur les traitements autres que biomédicaux, efficaces dans les TSA, par exemple réfléchir à un programme de suivi spécifique en méthode ABA ou « analyse comportementale appliquée » (remboursé par la sécurité sociale et accessible à tous), à rajouter à d’autres activités socio-culturelles, ou développer des outils numériques pour faciliter l’accessibilité et l’inclusion scolaire des Troubles Spécifiques du Langage et de l’Apprentissage ? Il y aurait tellement d’autres priorités.
L’environnement complexe peut modifier la génétique (par l’intermédiaire de marqueurs épi génétiques), condition initiale irréfutable, mais la génétique ne peut pas modifier l’environnement (l’environnement naturel est en train de le rappeler exponentiellement à l’espèce qui aura tenté de le maîtriser !). L’environnement s’impose à la génétique, les deux sont certes interdépendants mais la génétique représente les bases, les fondations, l’alphabet avec lequel l’être vivant en s’adaptant à son environnement va faire des mots, des phrases et des récits de vie : c’est la subjectivité et la diversité. « L’existence précède l’essence » disait Sartre, pour éclairer ce vieux débat anthropo-philosophique qui nécessite toujours pourtant des rappels.
Dans le domaine des neurosciences, certaines voix s’élèvent contre le « tout-biologique » comme celle de la chercheuse Samah Karaki, dans son ouvrage « le talent est une fiction » (2023). Elle explique que nos cerveaux sont des organes sociaux et émotionnels sculptés par nos influences sociales et culturelles, que la génétique peut prédire mais ne détermine rien…Mozart ne serait pas devenu le précoce musicien génial si son père, grand musicien et pédagogue, n’avait pas développé une technique d’apprentissage de la musique très précise et appliquée aussi sévèrement que très jeune. Les sœurs Williams, ayant grandi dans le quartier déshérité de Compton, Los Angeles, ne seraient jamais devenues les plus grandes championnes de tennis de l’histoire sans un père qui avait conçu une méthode rigoureuse et exigeante d’apprentissage du tennis et de la compétition. Richard Williams avait choisi le tennis, sport de blanc archétypal, pour lutter contre les déterminismes sociaux et raciaux. Ces facteurs de « l’environnement » ont influencé ces trajectoires célèbres, en dépit des considérations génétiques ou des conditions initiales. Les modèles éducatifs socio-émotionnels ont eu une part prépondérante dans ces évolutions. Si dès la naissance, des marqueurs génétiques marquent une différence, pourra-t-on laisser la liberté à l’individu de devenir ce que son environnement peut lui permettre de devenir ?
Malheureusement, on observe de plus en plus de tentatives de prédictions d’allure « scientiste » et de liens causalistes réducteurs et stigmatisants, par exemple recréer des liens causaux entre la génétique et les résultats scolaires (Conférence de Franck Ramus, directeur de recherche au CNRS, psychologue chercheur en sciences cognitives, « Génétique et éducation », 2022).
Plus grave, il existe aujourd’hui la possibilité de sélectionner les meilleurs embryons à partir d’un test génétique pré-implantatoire (PGT-P) ; il permet aux parents engagés dans une fécondation in vitro de repérer précocement des risques de maladies polygéniques (et de choisir des futurs phénotypes). Certaines sociétés américaines, comme Genomic Prediction, avec comme investisseurs très influents Sam Altman (Open IA et Chat GPT) et Elon Musk (Tesla-Twitter-SpaceX), connaissent un succès grandissant dans la Silicon Valley et les business en plein développement pour sélectionner les génomes les plus « performants » inquiètent ; c’est l’eugénisme néo-libérale : « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley (1932) ou plus récemment « Bienvenue à Gattaca », film d’Andrew Niccol (1997). Ces classiques d’anticipation dystopiques eugénistes apparaissent de moins en moins fictifs.
Que deviendront les données récoltées par cette cohorte Marianne ? Pourrait-on détecter les souches génétiques à risques de développer des TND quand on aura trouvé des marqueurs biologiques ? Faudra-t-il alors écarter ces génomes anormaux ? Est-ce la peine de les faire naître ? Est-il possible de les éduquer comme les autres ? On peut peut-être faire quelque chose avec les moins atteints ?
Durant la seconde guerre mondiale, les travaux du Docteur Hans Asperger (1906-1980) concernaient déjà cette sélection hiérarchique des troubles autistiques. Edith Scheffer, professeur d’histoire à Berkeley (Californie), dans son ouvrage « les enfants d’Asperger » (2018), avait rééclairé le portrait du célèbre pédopsychiatre autrichien qui avait cédé à la logique mortifère de tri des individus sous le régime nazi. Sa doctrine du handicap avait rejoint les doctrines eugénistes nazies. Il avait pu repérer dans le spectre de son diagnostic de « psychopathe autistique » que certains éléments pouvaient être intégrés comme citoyens productifs pour le « Volk » (peuple), avec un niveau intellectuel exploitable. Les autres, plus détériorés cognitivement, « inéducables » et « indignes de la vie » étaient envoyés dans des centres de mise à mort.
Cette question de l’inéducabilité des troubles autistiques apparaît contemporaine quand on connaît les difficultés de l’école à inclure la neurodiversité, elle demeure sous-jacente du risque d’eugénisme et des dérives du puissant pouvoir pharmaco-médical.
L’OMS alertait en 2022 sur le fait que, « partout dans le monde, les pratiques actuelles placent les approches médicales et les psychotropes au centre des pratiques actuelles, alors que pour réussir à définir une approche de santé mentale intégrée, centrée sur la personne, axée sur son rétablissement et fondée sur ses droits, les pays doivent corriger les attitudes de stigmatisation et éliminer les pratiques coercitives. Il faut pour cela élargir l’horizon de la santé mentale au-delà du modèle biomédical. » La cohorte Marianne semble respecter « de loin » ces recommandations.
Il n’existe toujours pas de marqueurs biologiques validés pour contribuer au diagnostic des troubles mentaux, malgré plusieurs décennies de recherches intensives. Ainsi, Steven Hyman, ancien directeur du national Institute of mental health (NIMH), affirme en 2018 que même si les neurosciences ont progressé ces dernières années, les difficultés sont telles que la recherche des causes biologiques des troubles mentaux a largement échoué. Et pour cause : l’épistémologie causaliste n’est pas suffisante pour aborder la complexité systémique du domaine de la santé mentale.
Cela vient anéantir tout espoir de solutions constructives en France pour mieux aborder le trouble du spectre autistique à partir de cette cohorte Marianne, bien vaine, inutile, stigmatisante et surtout à risque eugéniste.
Revenons à des solutions pluridisciplinaires, avec chaque intervenant à son niveau d’expertise. Appliquons le modèle originel bio-psycho-social afin d’aborder la complexité humaine dans sa différence et dans toutes les variables qui la composent. Privilégions la recherche sur les solutions autres que seulement biomédicales ou génétiques, vouées à l’échec dans le domaine du handicap psychique et pouvant dangereusement alimenter des dérives eugénistes.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais (1483-1553) il y a près de cinq siècles, pensée originelle d’une morale bioéthique aujourd’hui plus que nécessaire.
Edgar Morin a toujours mis en évidence l’importance de la pensée complexe (« introduction à la pensée complexe », 2005) mais il déplore que certains scientifiques n’aient pas encore fait la révolution épistémologique et paradigmatique à laquelle oblige la complexité. Pour lui, la complexité concerne tous les champs auxquels nous participons « en tant qu’être humain, individu, personne et citoyen. » En isolant un fait, en morcelant son analyse, il devient impossible de le relier à son contexte par peur d’affronter la complexité à l’origine du fait. Nous devons réapprendre à relier, à conjuguer, à étudier le contexte et ses interactions plutôt que de continuer à séparer, ségréguer et hiérarchiser.
L’acceptation d’une possibilité de vivre librement avec des différences est un enjeu majeur anthropologique et politique, vers l’inclusion des différentes formes de handicap, vers la normalisation de la neurodiversité, vers la fin de la ségrégation précoce de tout type de handicap, vers l’anéantissement de tout risque eugéniste, avec cette nécessaire considération de la complexité.